Rencontre avec Laëtitia CARTON
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Dans le cadre de la journée mondiale de l’autisme, le mardi 2 avril à Limoges aura lieu au cinéma “Le Lido” la projection du film documentaire « J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd » en présence de sa réalisatrice Laetitia CARTON.
La séance prévue à 18h30 sera suivie d’un échange avec le public.
Pour participer à cet événement gratuit, il est indispensable de s’inscrire (jusqu’au mercredi 27 mars) : https://my.weezevent.com/javancerai-vers-toi-avec-les-yeux-dun-sourd-laetitia-carton
Avant cette diffusion, le CRA Limousin a voulu recueillir la parole de Laetitia CARTON. En tant que réalisatrice et en tant que personne autiste, nous avons voulu connaître son regard sur l’univers de la création. Nous la remercions très chaleureusement pour sa disponibilité et pour le temps qu’elle a bien voulu nous accorder.
Votre documentaire présenté le 2 avril s’intéresse à l’univers des sourds. Quels sont les liens entre ce monde et celui des autistes ?
Le tournage de ce film a été long. Il a duré dix ans de 2006 à 2016.
Je me suis intéressée au monde des sourds pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un handicap en référence à une norme. Les sourds disposent d’une culture à part entière avec une langue qui leur est propre. Cette langue des signes m’a d’ailleurs toujours attirée. Je la trouve magique. Elle m’a permis de découvrir la richesse de leur culture. Comme pour l’autisme, nous sommes ici confrontés à un handicap, même si je déteste ce mot “handicap”, que l’on nomme invisible. J’ai voulu faire ce film pour les entendants afin qu’ils réinterrogent leurs postures et qu’ils reconnaissent la surdité comme une véritable identité.
D’un point de vue plus personnel, j’ai également débuté ce film sans que mon fils et moi ayons été diagnostiqués autistes. Lorsque nous avons débuté les projections publiques j’ai été interpellée car il y avait toujours dans la salle des spectateurs qui me disaient :
“Dans ce que vous montrez vous pouvez remplacer le mot sourd par autiste… les problématiques sont les mêmes dans le combat et dans la lutte pour une meilleure reconnaissance de ce que nous sommes. On vit les mêmes choses“.
Je n’ai pas eu ces retours avec les aveugles par exemple ou avec d’autres publics.
Puis en 2019 mon fils a été diagnostiqué autiste Asperger et c’est une bonne partie de la famille qui a suivi : moi, suspicion pour ma mère et d’autres membres de ma famille.
C’est peut-être pour toutes ces raisons que je me suis toujours intéressée à la différence, un mot qui me paraît plus représentatif et plus juste que celui de handicap. Il faut savoir que l’une des origines du mot handicap et l’une des images qui lui est associé est celle des poids portés par les chevaux lors de certaines courses. On dit qu’ils ont un handicap, un poids qui les gêne.
Enfin ce documentaire et la plongée dans ce monde des sourds c’est aussi une lettre à un ami, Vincent, qui m’était cher et qui malheureusement est décédé.
Vous parlez beaucoup de la notion de handicap et du rapport à la normalité, qu’entendez-vous par là ?
Je veux dire que c’est la situation qui créé un handicap et provoque l’inaccessibilité.
C’est d’ailleurs le message principal de mon film qui défend la volonté de mettre en place une société vraiment adaptée à tous.
En effet, pourquoi faut-il que le monde soit uniforme ? Ne sommes nous pas tous différents ? Cela fait partie de la richesse humaine. Nous sommes multiples.
Chez les autistes cette diversité existe. Pourtant nous devons constamment nous plier à beaucoup de normes. Nous devons constamment nous adapter ce qui nous coûte beaucoup de fatigue et d’énergie.
Vous êtes une réalisatrice autiste, à travers cette double identité quel regard portez vous sur la culture ?
L’art et la culture sont mes grands intérêts spécifiques. C’est fondamental pour toutes les sociétés et donne du sens à ma vie. Si je ne suis pas dans la création je meurs. Depuis toujours je ne me sens vivante et à ma place qu’à travers la création. Petite déjà j’étais constamment dans des activités manuelles: découpage, collage… J’ai ensuite été à l’école des Beaux Arts et là j’ai découvert le cinéma documentaire.
Avec le temps j’ai aussi identifié un autre de mes intérêts spécifiques, plus subtil, c’est l’intensité de la connexion à l’autre, par la transmission, et la communication. Ces deux intérêts, la création et la communication, se sont rejoints et ont pris forme à travers le désir de vouloir transmettre des idées et des messages par le cinéma. Et je préfère le documentaire à la fiction car cette manière de faire des films, avec le réel, dans la vraie vie, me permet d’aller à la rencontre du monde et de développer de nombreuses connexions avec un cadre trés précis dont je connais les règles.
Je pense qu’à travers mes films certaines personnes autistes arrivent à percevoir que je suis moi même autiste. Les éléments de mes créations, comme le son de ma voix, assez monocorde, ma sensibilité, la densité des idées que je transmets, la construction plutôt en arborescence que linéaire, ou bien le regard que je porte en sont les témoins.
Mes films me permettent de mettre en forme ma manière d’être, ma différence.
Enfant, j’ai le souvenir que tout était un choc pour moi. Je me suis construite à travers cette histoire qui se reflète dans mes productions.
Tout au long de mon parcours, j’ai eu de la chance, mes parents m’ont toujours laissé faire ce que je voulais, sans pression. J’ai pu faire des études en lien avec mes intérêts spécifiques, des études d’art. J’ai réussi à me plier au moule de la société, j’ai eu cette chance de le pouvoir, de savoir m’adapter, me sur-adapter, en permanence, mais pour cela, j’ai dû, en permanence, mettre un couvercle sur mes sensations, jusqu’à mon diagnostic à l’âge de 45 ans. Je sais que j’ai de la chance. De pouvoir vivre de mes intérêts spécifiques. Être artiste, cinéaste, reste une situation précaire, mais je ne pourrais pas faire autre chose, j’en suis incapable et heureusement j’ai l’intermittence du spectacle qui me permet de pouvoir continuer à faire ce métier.
Vous évoquez les connexions possibles à travers vos réalisations et l’importance de communiquer. Ce sont aussi des éléments très présents dans nos sociétés…
Comme tous les outils c’est la manière dont on utilise ces nouveaux moyens de communication qui est importante. Personnellement, les réseaux viennent épancher ma soif.
Internet, je l’attendais depuis toute petite pour pouvoir répondre à mes nombreuses questions. Les connexions offertes me nourrissent et me permettent de partager des informations à distance qui me fatiguent moins.
Ma vie sans internet serait plus dure même si je vois bien quelles sont les dérives possibles. L’idée de la vitesse exponentielle est à repenser. Il faudrait réintroduire un peu plus de lenteur.
Malgré ces aspects, je pense que ces nouvelles formes de communication sont des vecteurs importants de diffusion de la culture. Ils offrent la possibilité d’un immense partage de connaissances et de savoirs à distance. C’est du pain béni pour les autistes.
Pouvez-vous nous parler de vos projets actuels et de votre travail en cours ?
Mon nouveau film s’intéresse toujours à la transmission, et cette fois à la communication non violente (CNV). C’est un outil précieux pour tous et notamment pour les personnes TSA.
Cette manière de vivre ses relations permet notamment de vérifier quels sont les besoins et les émotions échangés, afin d’assurer une sécurité relationnelle. C’est aussi un outil qui m’aide personnellement dans ma vie quotidienne. J’ai cherché longtemps comment incarner la CNV dans un film et j’ai fait la rencontre d’une enseignante extra ordinaire, avec une classe de toute petite section en maternelle, qui incarne complètement le processus. C’est un film qui parlera donc encore et encore de transmission, mais aussi de l’enfance et de l’amour.
En guise de conclusion et en lien avec la journée mondiale de l’autisme, souhaitez vous dire une dernière chose ?
J’ai été marquée par les soirées entre sourds, au début où je ne connaissais pas leur langue, où seule entendante, c’était moi l’ “handicapée” au milieu d’eux. On expérimente ce que c’est de vivre dans un monde dont on a pas les codes, les règles, où l’on ne peut pas, où l’on est empêché. Auquel on n’a pas accès. Ça m’a permis de comprendre très tôt, que ce sont les situations qui créent le handicap, pas qui l’on est. De même comment réagirait une personne neurotypique si elle se trouvait seule autour de cinquante personnes TSA ? Comment s’adapterait-elle ?
L’autisme est une manière d’être et d’appréhender le monde différemment.
Cette déconstruction des idées reçues est lente mais je trouve qu’elle avance. Les mentalités petit à petit changent. Pour pleins de raisons, je n’aurai pas aimé vivre cinquante ans en arrière.
A présent par exemple, lorsque je vais au supermarché et lorsque je demande que l’on baisse la lumière ou la musique, je vois que les gens comprennent mieux mes demandes. Je n’ai pas besoin de reformuler ou d’expliquer systématiquement les choses. Il y a quelques années les réactions de mes interlocuteurs n’étaient pas les mêmes. Ça progresse.
En savoir plus
Cette soirée au cinéma “Le Lido” s’inscrit dans la thématique de l’autisme et de la culture retenue sur notre territoire pour la journée mondiale de l’autisme 2024.
Toutes les informations et le programme complet des festivités sont sur notre site : https://www.cralimousin.com/journees-mondiales-de-lautisme/
Suivez également Laëtitia CARTON à travers le podcast “HYPER RURAL” : https://podcast.ausha.co/hyperrural
Un podcast de Laetitia Carton, à la rencontre de ses voisins et voisines du Plateau de Millevaches, dans l’hyper-ruralité française, 7 habitants au Km2, à 750 m d’altitude.
A travers cette collecte de récits de vies se dresse le portrait en creux de la Montagne Limousine, terre d’accueil depuis toujours.
Pour aller plus loin sur le sujet de la culture, accédez également à un dossier documentaire avec de nombreuses ressources en ligne :
https://cra-limousin.centredoc.fr/index.php?lvl=cmspage&pageid=6&id_rubrique=1
Interview et dossier réalisé par Nicolas Roumiguières Documentaliste au CRA Limousin
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